Les peurs d'antan et les peurs d'aujourd'hui - Chapitre 2

Publié le par GOUPIL

Chapitre II: Les peurs d'aujourd'hui

 

De nos jours l'homme a toujours peur, mais la nature de ses peurs a changé et surtout l'interprétation qu'il en fait. 
Les fins dernières de l'homme le préoccupent moins qu'au Moyen Age, le diable est moins présent et la femme tend vers la parité avec l'homme. On ne brûle plus les sorciers ni les hérétiques. Les pestes et les famines ont disparu ou pris des formes nouvelles. L'Europe se construit notamment pour réduire les risques de guerre sur le vieux continent. On n'a plus peur des revenants ni des loups...
La science a fait des progrès considérables. Au XIXe et surtout au XXe siècle, la connaissance scientifique s'est accélérée notamment dans le domaine de l'astronomie, de la physique, de la biologie et des nouvelles technologies, de l'information et de la communication. La science nous assure une meilleure connaissance du monde où nous vivons, nous ne recourons plus au diable pour expliquer les causes des peurs. 
De quoi avons-nous peur? Les médias, à la fois reflet de la société et moyens d'action sur celle-ci, nous fournissent les bases d'un premier inventaire des peurs modernes. Nous ne pouvons envisager ici toutes ces peurs. La montée de la violence notamment chez les jeunes, les nouvelles " pestes " telles que le Sida, la crainte d'une apocalypse nucléaire...mériteraient que l'on s'y arrête. Constatons que les peurs touchant l'environnement, l'agriculture et l'alimentation sont aujourd'hui nombreuses et hyper médiatisées; il ne se passe pas de jour où l'on ne parle, ici ou là, de vache folle . Nous vivons une crise alimentaire et une crise agricole qui sont aussi une crise de la pensée. 
L'écologie est au cœur des nouvelles peurs : réchauffement de la planète et risques concernant l'environnement (10). La peur concernant ce que certains appellent les dérives du génie génétique est d'une autre nature. La mondialisation de l'économie cumule de nombreuses peurs. et elle est dénoncée avec violence par une partie de l'opinion. 

 

I) A propos des peurs modernes

Le réchauffement de la planète fait craindre des changements de climats et de véritables catastrophes. On sait que l'accumulation dans la haute atmosphère de certains gaz, carbonique en particulier, piège la chaleur et produit "l'effet de serre" (10). On redoute les effets extrêmes tels que sécheresse, inondations et cyclones. Dans leur dernier rapport publié à Genève le 19 février dernier, les experts du groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat (I.P.C.C.), attirent l'attention sur l'urgence de prendre des mesures en vue de réduire le réchauffement de la planète. On craint la montée des eaux, l'érosion des sols, la baisse des ressources en eau potable, la disparition et les migrations d'espèces vivantes, une recrudescence du paludisme et du choléra, une baisse des récoltes dans les zones tropicales et sub-tropicales. Il ne s'agit pas de la peur de la fin du monde, comme autrefois, mais de la peur d'une profonde transformation du monde pouvant engendrer des catastrophes. 
Cette peur va de pair avec celle des risques concernant la détérioration de l'environnement : pollution de l'air, effets dévastateurs sur la nature (déforestation, désertification, réduction de la biodiversité, etc.), gaspillage et pénurie d'eau...Ces questions sont d'actualité et touchent de près l'agriculture et l'alimentaire .

La biologie a fait de très grands progrès et beaucoup pensent que le XXIe siècle sera celui de la biologie. La révolution génétique a été lancée en 1953, à Cambridge en Angleterre, lorsque James Watson et Francis Crick découvrirent la structure en double hélice de l'A.D.N., porteuse de l'information génétique. Le 12 février 2001, la société privée américaine Caléra et un consortium international financé sur fonds publics, publiaient dans les revues Science et Nature les résultats de l'exploration du génome humain. Les deux séquences, pratiquement semblables ont été mises à disposition de tous, sur internet. 
L'homme a maintenant le pouvoir de modifier génétiquement le vivant et de "relooker" les espèces et la nature. La biologie qui était autrefois une science d'observation et d'expérimentation devient une technique d'intervention, une ingénierie du vivant. C'est le pouvoir de l'ingénieur biologique qui suscite à la fois des craintes et de grands espoirs. 
Dans la ligne de la tradition chrétienne on peut s'interroger : l'homme a-t-il le droit de modifier l'homme? Ce pouvoir n'appartient-il pas exclusivement à Dieu? Par contre, l'homme a depuis longtemps modifié les espèces nourricières : il y a une énorme différence entre l'épi de maïs sauvage et l'épi moderne comme on peut le voir à Agropolis-Museum. Pourtant les transferts génétiques, nouvelle méthode d'amélioration des espèces, face aux incertitudes actuelles, font poser questions. Les organismes génétiquement modifiés (O.G.M.) sont dénoncés comme étant des organismes à risque et l'Europe a décidé fin 1999 de ne plus commercialiser de nouveaux OGM pendant deux ans. 
Une grande crainte est que, au delà des races dont l'inexistence est maintenant génétiquement démontrée, on ne découvre des "classes génétiques" susceptibles d'avoir des conséquences sur l'emploi, l'assurance, la vie privée, la liberté des hommes...
En 1997, Claude Allègre écrivait : "Imaginons une morale fondée sur la science au nom des lois de la nature. Celle-ci, on le sait ne se préoccupe pas des faibles, des infirmes , des inadaptés; au contraire , elle les élimine...Avec la puissance que donnera peut-être un jour le génie génétique, on peut imaginer à quelle catastrophe conduirait une attitude fondée sur le seul progrès biologique : l'eugénisme promu au rang d'ingénierie reviendrait à grands pas" (10).
Cependant les transferts génétiques suscitent aussi de grands espoirs. Les spécialistes estiment que de nouvelles perspectives sont ouvertes pour le traitement et la prévention du diabète, de l'hypertension, du cancer, des maladies neurodégénératrices comme celle d'Alzeihmer ou de Parkinson, etc. De nouvelles thérapies géniques vont devenir possibles permettant d'envisager de nouvelles victoires sur la déchéance et sur la mort. 

La mondialisation entraîne de nombreuses peurs de nature très différentes. La mondialisation peut être symbolisée par deux M...Médias et Marché. Ces deux formes de mondialisation sont en cours. Elle font craindre la délocalisation des activités, les suppressions et les migrations d'emplois, la concentration croissante des entreprises et la puissance des multinationales. Dans notre domaine, le problème de la mondialisation est lié au brevetage du vivant. Peut-on s'approprier, par le moyen d'un brevet, garantissant un monopole pour une vingtaine d'année, une séquence de l'A.D.N. ou un O.G.M.?. Ici intervient la différence entre l'invention et la découverte. L'invention, qui procède de l'innovation humaine, est en général brevetable, mais pas la découverte : découvrir une caractéristique de la nature (par exemple un gène) ne devrait pas permettre de se l'approprier, sinon la nature humaine deviendrait appropriable . Mais la législation dans ce domaine varie d'un pays à l'autre et les règles internationales sont confuses ou encore inexistantes. C'est ainsi qu'aux Etats-Unis, 80 % des séquences d'ADN viennent déjà de faire l'objet de dépôts de brevets (Axel Khan). Récemment, 39 laboratoires pharmaceutiques ont intenté un procès à l'Afrique du Sud, qui prétendait utiliser des médicaments génériques pour lutter contre le Sida (10 % de la population est séro-positive) et ainsi éviter de payer des royalties aux grandes firmes pharmaceutiques. 
Selon l'UNESCO, il faut protéger l'homme contre lui-même et "faire du génome humain - un patrimoine de l'humanité". 
La recherche privée conduit trop souvent à créer des monopoles de profits et à l'appropriation au moins temporaire des ressources alimentaires et de la santé. La nécessité de développer la recherche publique dans ces domaines apparaît clairement. L'opinion publique craint que les multinationales de la santé et de l'alimentaire subordonnent le devenir de l'homme à leur seule puissance bio-économique . 

Les peurs alimentaires

La "malbouffe"

L'Occident a fait depuis un siècle des progrès considérables dans le domaine alimentaire : suppression des famines, avènement de la société d'abondance, allongement de la durée moyenne de vie...mais récemment le comportement de quelques firmes agro-industrielles, animées par l'esprit de profit au détriment de l'esprit civique, a occulté les progrès alimentaires. Usage de farines animales avariées et de boues d'épuration pour l'alimentation animale, poulet à la dioxine, vache folle...ont entraîné une grave crise de confiance du consommateur envers son alimentation, aggravée par l'hypermédiatisation dont a bénéficié notamment la vache folle, devenue le symbole de la crise alimentaire et de la "folle agriculture". 
L'agriculture est dénoncée comme source de la "malbouffe", mais c'est oublier que l'agriculture met sur le marché des produits de base (céréales, racines et tubercules, bêtes à viande, lait, etc.), que l'industrie transforme en produits alimentaires proprement dit et que la distribution commercialise. Sait-on suffisamment que lorsque la ménagère dépense 100 F pour se nourrir, l'agriculture reçoit seulement environ 20 F sous forme de valeur ajoutée et la superstructure industrielle et commerciale 80 F? L'évolution sociale, la journée continue, le travail salarié croissant des femmes, conduisent à donner la préférence aux aliments-services (préparés, précuits, cuisinés) et aux aliments servis (restauration). L'industrie transforme les produits de base, déstructure et restructure, ajoute et modifie, et il arrive que le consommateur ne sait plus très bien ce qu'il mange. Claude Fischler a qualifié d'OCNI (objet comestible non identifié) ces aliments que le consommateur ne reconnaît pas (11). 
Au début du XIXe siècle 70 % des aliments étaient auto-consommés et la traçabilité était facile à établir. Plus de 95 % des aliments sont aujourd'hui commercialisés et le développement des échanges et les restructurations alimentaires compliquent singulièrement l'identification des origines des aliments. Le problème de la traçabilité se pose notamment à propos des OGM.. Dans une économie démocratique, les partisans et les opposants aux OGM. devraient pouvoir choisir en conséquence. Les supermarchés devraient disposer de filières avec et sans OGM., mais les problèmes de traçabilité rendent souvent difficiles l'organisation de telles filières. 
Les consommateurs ont aussi leur responsabilité dans la "malbouffe", la " grande bouffe" et l'obésité. L'alimentation est à la fois nécessité et plaisir. Avec la croissance du pouvoir d'achat les choix du consommateur se sont étendus et celui-ci est responsable des choix qu'il fait. 
Il est vrai que l'école ne prépare guère au quotidien de la vie, que le système d'information prépare peu à une bonne connaissance de nos besoins et à une bonne pratique alimentaire, que la publicité et le marketing ont un grand pouvoir... Les associations de consommateurs devraient jouer un rôle essentiel, non seulement dans "la défense du consommateur", mais aussi dans son information pour une meilleure alimentation. 
En conclusion, si la qualité de notre alimentation est en question, il faut en rechercher les causes chez toutes les composantes de la chaîne alimentaire, y compris le consommateur, et dans la société même dont l'alimentation est le reflet. 

La vache folle

La vache folle, atteinte de l'encéphalite spongiforme bovine (E.S.B.), constitue peut-être une menace pour la santé publique, que d'ailleurs pour le moment on sait mal évaluer, mais elle est incontestablement un phénomène sociologique étonnant et un grand succès médiatique, sans rapport avec le taux de risque actuellement connu. A peu près chaque jour, les médias traitent de la vache folle, créant une étonnante psychose, afollant la population, et par extension s'attaquent à la folle agriculture. 
L'E.S.B. est transmissible à l'homme sous forme d'une variante de la maladie de Creutzfeld Jacob, mais à ce jour trois cas ont été identifiés en France et 86 en Angleterre. Ce pays qui a toléré la commercialisation de farines de viande avariée porte sans doute une grave responsabilité morale vis à vis de l'Europe. Mais actuellement, le taux de risque est sans rapport avec celui des morts par accidents de voiture, par alcool ou par le tabac. S'il faut abattre et brûler les bovins, pourquoi ne pas brûler les voitures, rétablir la prohibition, supprimer radicalement le tabac. Mais l'opinion majore ou minore les taux de risque selon la nature du risque. Les risques d'accidents automobiles sont pour les autres et ces risques sont minorés...Mais le risque alimentaire est majoré car l'aliment est "ce qui nous fait" et le risque se répète plusieurs fois dans la journée. 

Dans l'état actuel de nos connaissances le risque d'E.S.B. est difficile à déterminer. Le temps des incertitudes est celui des alarmistes, des gourous et aussi...des superoptimistes. Un livre choc, intitulé "Le Grand Mensonge", récemment publié, relance la polémique et dresse une vision apocalyptique de l'avenir (12). Pour l'auteur, la viande de bœuf serait dangereuse dans sa totalité, y compris les muscles. Elle ne serait pas la seule à l'être, la viande de mouton aussi, ainsi que l'enrobage de certains médicaments, etc. La maladie serait transmissible de génération en génération et d'une espèce à l'autre. C'est donc la quasi-totalité de la nourriture animale qui risquerait de devenir dangereuse! 
Comment peut-on faire de pareilles affirmations, alors que l'on sait encore si peu sur le prion, agent de cette maladie. La plupart des scientifiques et experts qui se sont exprimés sur ce livre disent tous son caractère alarmiste dénué de fondement scientifique. L'important est de sortir de l'incertitude scientifique le plus rapidement possible en renforçant la recherche sur le prion. C'est ce qui est en train de se faire. 

II) Les peurs agricoles

Par des jeux de mots, que les médias affectionnent, la vache folle a donné naissance à la folle agriculture. On dénonce l'agriculture productiviste, qui selon les critiques actuelles serait la source de tous nos maux, le danger prétendu des OGM., la pollution de l'environnement par les engrais et les pesticides, ou encore par les élevages industriels. Certains ont eu l'audace d'imputer la fièvre aphteuse au surproductivisme, alors que celle-ci a été décrite pour la première fois en 1546, au temps des famines et de la sous-productivité de la terre et des hommes. On sait aussi que cette maladie n'est pas susceptible de graves effets sur l'homme. Mais après la vache folle, elle contribue à la grande peur dans les campagnes On dénonce l'exode agricole, mais il est probable que celui-ci va croître dans les prochaines années et que la concentration des terres va se poursuivre...

L'agriculture surproductive

Il est actuellement de mode de critiquer l'agriculture surproductive, sans d'ailleurs définir ce que signifie une telle expression. 
Augmenter la productivité, notamment celle du travail, résume le combat historique de l'homme pour le progrès économique et social. Ce sont les gains de productivité qui ont permis de réduire le temps de travail des salariés urbains, en allant aujourd'hui vers la généralisation des 35 heures, tout en augmentant les salaires réels. Ce sont les gains de productivité qui ont permis aux paysans de changer fondamentalement leurs conditions de vie (13). L'agro-industrie a éliminé les famines en Occident et développé la production de masse, condition de la consommation de masse. Il est vrai que les économistes n'ont peut être pas pris suffisamment en compte dans leurs calculs, "les coûts externes", tels que la destruction des sols, la pollution par l'agriculture agro-industrielle, la surexploitation et la déforestation excessive pouvant mettre en cause la continuité de l'action productive dans certains cas. 
Il ne s'agit pas d'en finir avec la recherche de la productivité, mais de trouver les méthodes d'une agriculture productive respectueuse de l'environnement assurant ainsi sa durabilité. Les méthodes d'une agriculture productive de qualité à coût externe faible ou nul devraient constituer de plus en plus l'objectif fondamental de la recherche agronomique dans les prochaines années. 
A la folle agriculture on oppose "l'agriculture sage" que serait l'agriculture biologique. Mais les ventes de "bio" ne représentent encore qu'environ 1% de la dépense alimentaire totale. L'offre est insuffisante, donnant lieu à des importations de pays plus bio que nous et aussi à des fraudes. La conversion de l'agriculture agro-industrielle à l'agriculture biologique ne va pas sans difficultés et le cahier des charges pour la délivrance du label "A.B." est très rigoureux. L'achat de produits biologiques augmente le coût de la dépense alimentaire et implique un changement d'attitude du consommateur vis-à-vis de ces dépenses. Une agriculture moins productive diminuera aussi les disponibilités à l'exportation, entraînant des conséquences sur l'équilibre mondial : or, la France est le second exportateur mondial de produits agro-alimentaires. Finalement, l'agriculture biologique ne peut sans doute à elle seule répondre à nos besoins et ne pourra être le refuge contre les peurs alimentaires. D'autres agriculteurs s'orientent vers l'agriculture dite raisonnée, qui se veut plus économe d'engrais et de pesticides, sans refuser leur usage mais en respectant mieux l'environnement. 
L'application des transferts génétiques à l'agriculture, la production agricole d'OGM., soulève aussi des peurs et des espoirs. On craint notamment la pollution génétique de la nature et les allergies alimentaires, mais on espère créer des espèces résistantes aux parasites et aux maladies, et plus adaptables à un milieu de vie hostile. Depuis 1980, année de la première plante transgénique (tomate), les cultures génétiques n'ont pas cessé de progresser dans le monde, notamment ces dernières années. Les surfaces sont passées de 2,5 millions d'hectares en 1996 à 40 millions en 1999! Les Français ont-ils raison d'avoir peur des OGM? Certes, des incertitudes subsistent et ce sont celles-ci qu'il faut rapidement réduire en développant la recherche scientifique, notamment publique, et en n'hésitant pas à punir les destructeurs de laboratoires comme démolisseurs et fauteurs d'obscurantisme. 

L'agriculture raisonnée

L'expression agriculture raisonnée est porteuse d'apaisement : enfin! la raison va l'emporter! Comme si elle avait été absente jusqu'alors! Il y a plusieurs concepts d'agriculture raisonnée. Considérant que l'agriculture a pour objet de nourrir l'humanité (pour plus de 90 % des calories ingérées), le seul concept acceptable se rapporte à la satisfaction des besoins des hommes. 
Si nous désignons par C/H la consommation par habitant, par P/H la production alimentaire par habitant, par S/H la surface cultivée par habitant, par P/S la production par hectare, par NA/H le nombre d'actifs agricoles par habitant et P/Na la production par actif agricole, on écrit, dans l'hypothèse d'une économie auto-suffisante, la double 'identité suivante : 
C/H = P/H =S/H x P/S = NA/H x P/NA
P/S et P/NA, représentent respectivement les productivités de la terre et du travail nécessaires pour atteindre l'équilibre alimentaire. dans la situation considérée.
L'agriculture raisonnée consiste alors à trouver les méthodes de production permettant de satisfaire les niveaux de productivité nécessaires à des coûts externes faibles ou nuls. 
Le monde compte actuellement 6 milliards d'hommes et en comptera 9 à 10 milliards vers 2 050. La F.A.O. estime que la production alimentaire devrait croître au taux de 2 % par an, pour améliorer la consommation dans les pays pauvres et faire face à la croissance de la population. Pour satisfaire cette croissance il faudrait doubler la production actuelle en 35 ans. Comment allons-nous faire, compte tenu des contraintes qui sont les nôtres? 

Bornons-nous à formuler les possibilités sans pouvoir envisager ici les développements nécessaires. 
On pourrait...mais... 
- Réduire la consommation de produits animaux coûteux en calories végétales, mais lorsque le revenu augmente la tendance va vers une consommation croissante des produits de l'élevage. La crise de la vache folle serait-elle un bien si elle entraînait une réduction de la consommation de viande au profit des légumes secs? 
- Augmenter les surfaces cultivées, mais les spécialistes pensent que les marges de croissance sont faibles et que par conséquent la surface cultivable par habitant va diminuer. 
- Intensifier la production en augmentant les doses de produits chimiques de synthèse, ce qui implique que les paysans aient un pouvoir d'achat que souvent ils n'ont pas. Mais s'ils en disposaient, ne risquerions-nous pas à nouveau de polluer l'environnement par une agriculture surintensive?
- Augmenter les surfaces irriguées, mais l'eau est devenue une ressource rare et les possibilités d'irrigation des sols vont trouver leurs limites. 
- Tenter la régularisation par la politique des échanges, mais si l'Occident s'oriente vers l'agriculture biologique, il produira plus cher et les disponibilités exportables diminueront. 
- Réaliser une révolution biotechnologique qui permettrait d'accroître biologiquement la capacité de production des espèces, d'étendre les surfaces cultivées à des sols actuellement peu utilisables, de faciliter l'adaptation des espèces à la diversité des milieux, de réduire la pollution. Les biotechnologies pourraient ainsi devenir la base d'une agriculture plus biologique, apte à faire face à notre devenir alimentaire...mais pour cela il nous faut lever les dernières incertitudes et poursuivre activement nos recherches. Hâtons-nous donc de développer les recherches publiques portant sur le vivant, et dénonçons avec vigueur les formes d'action qui paralysent notre devenir. 
La révolution agro-industrielle a permis à l'Europe de se libérer de la faim et d'exporter ; la "révolution verte" a grandement contribué à résoudre le problème alimentaire dans les zones surpeuplées...La révolution biotechnologique nous permettra-t-elle de faire face au doublement mondial de la production? 
A défaut, il nous faudrait chercher d'autres voies pour augmenter la production ou, pour ne pas voir ressurgir le spectre de la famine, nous rallier à la sagesse de Malthus et réduire la croissance démographique. Déjà les tendances vont dans ce sens : la population tendrait à se stabiliser aux environs de dix milliards d'hommes, facilitant le problème de l'équilibre alimentaire global à terme. Mais il ne s'agit pas seulement d'équilibre global : c'est au niveau de sous-ensembles liés qu'il faut estimer cet équilibre. Certes, tous les pays ont le droit de se nourrir eux-mêmes, mais il est probable que certains n'auront pas la capacité de le faire. 
La réponse à ce flot de questions devrait permettre d'établir une Doctrine de la recherche agronomique, fondée sur les méthodes permettant d'atteindre l'équilibre production-consommation pour une population donnée à un moment donné, et cela dans le contexte d'une agriculture durable. Une telle doctrine fait actuellement cruellement défaut. 

La grande peur des paysans. 

Une peur dont les médias traitent encore peu, est la grande peur des paysans. Il se pourrait pourtant que cette peur soit, de toutes les peurs alimentaires et agricoles, celle qui aura les conséquences parmi les plus importantes. Au traumatisme causé chez les paysans par la vache folle s'ajoute maintenant, à beaucoup plus grande échelle, celui causé par la fièvre aphteuse. En quelques heures, les "commandos d'abattage" détruisent le travail de toute une vie. Il en faut du temps et des soins pour constituer un troupeau de qualité et productif! Pour les paysans, cet abattage est une véritable torture morale et on a même prévu une cellule d'aide psychologique...
La télévision s'attarde sur les bûchers d'animaux ou sur les grandes fosses communes que l'on creuse en France ici ou là. Les paysans dénoncent la rage d'abattre des animaux sains, qui ferait du principe de précaution un principe de "couverture politique". 
On a parfois traité sans ménagement et sans nuance les éleveurs de pollueurs, certains ont même murmuré que les paysans étaient des empoisonneurs...Le métier de cultivateur a toujours été un métier contraignant, procurant un niveau de vie relativement faible, mais les paysans étaient fiers de leur métier : depuis l'avènement de l'agriculture, voilà environ 10 000 ans, ils nourrissent l'humanité. Si leur est enlevé la fierté du métier, que restera-t-il pour motiver les jeunes au métier d'agriculteur? Dès lors, l'exode risque de s'accélérer, le nombre de candidats à l'installation de diminuer et le nombre de demandes de reconversion professionnelle d'augmenter. On voudrait arrêter la désertion des campagnes et la concentration des terres, mais on en prends pas le chemin ! Les fils d'agriculteurs feront des gendarmes dont notre société en cours de dégradation a tant besoin. Ils ont maintenant accès au système d'éducation à part entière et feront aussi des enseignants et des cadres... Pourquoi poursuivre un métier aussi contraignant sans même bénéficier du respect d'autrui? 

III) Interprétation des peurs d'aujourd'hui 

Nous avons fait l'hypothèse que les peurs d'aujourd'hui n'étaient pas celles d'autrefois, mais il semblerait que nous devrions nuancer notre hypothèse. Nous avons sans doute moins peur de la fin du monde, mais nous craignons la transformation du monde par le réchauffement de la planète et la dégradation de l'environnement. 
Les grandes endémies d'autrefois ont disparu d'Occident, mais de nouvelles maladies ont pris la relève comme le Sida et pour certains la maladie de Creutzfeld Jacob menace. 
L'Europe a chassé les famines mais elle l'aurait fait en polluant notre univers et en dégradant la qualité de nos aliments. 
L'animal peut toujours contaminer l'homme et une grande méfiance s'est développée vis-à-vis des produits de l'élevage. 
Les peurs évoluent dans leur contenu, mais la vieille angoisse de l'humanité demeure. C'est surtout l'interprétation de cette angoisse qui s'est radicalement modifiée. 

Ce n'est plus le diable qui est responsable de nos frayeurs : c'est l'homme qui se fait peur à lui même. C'est lui qui pollue l'air et l'eau, qui détruit l'environnement par ses activités, qui invente des techniques, toujours plus perfectionnées, de modification de la nature. La science, et plus précisément l'application de la science, produit le meilleur et le pire et nourrit de nouvelles peurs. Le génie génétique est source à la fois de craintes et d'espoirs. 
Depuis les débuts de l'humanité, l'homme agit sur la nature et la modifie. Avec les progrès de la science, son pouvoir d'action s'est considérablement développé. Selon l'expression d'Allègre, la science "commence à chatouiller les narines de Dieu". Existe-t-il une ligne rouge à ne pas dépasser, et qui la fixera : le pape, les scientifiques, les gourous? 
Dans une société démocratique, la détermination des formes et limites d'intervention sur la nature et sur l'homme ne peut venir que du débat social qui fixe les limites de l'acceptable. La loi impose ensuite à tous le respect de l'ordre démocratique. A l'avenir, le développement scientifique ne pourra se faire qu'en associant les citoyens et en développant un vaste débat culturel. C'est pour développer ce débat qu'en accord avec Henri Curien, alors Ministre de la recherche et de la technologie, que nous avons fondé Agropolis-Museum, en faisant un lieu privilégié, de diffusion de la culture scientifique et de rencontre entre les scientifiques et les citoyens. 
Homo scientificus n'est pas un homme dieu...il lui reste un vaste champ à défricher et les hommes ne sont pas disposés à se donner à de nouveaux dieux : ils veulent être entendus. Face aux nouvelles connaissances et aux nouvelles incertitudes, l'homme ressent le besoin d'être protégé pour réduire ses craintes. Il en appelle aux comités d'éthique, à des débats publics , à un nouveau code social. 

Devons-nous avoir peur de l'avenir? Les perspectives scientifiques sont exaltantes mais la société doit être capable de les maîtriser, "plus que jamais science et conscience" doivent se compléter. Science sans conscience n'est que ruine de l'âme disait Rabelais, mais conscience sans science a fait beaucoup plus de victimes, écrit avec raison Jean Bernard" .
Le monde est bien difficile à gouverner! Il faudrait un roi philosophe disait Platon, la démocratie voudrait un peuple philosophe. Il faut plus que jamais améliorer notre système d'éducation, et peut être surtout notre système d'information devenu très puissant et qui joue un grand rôle dans notre société. Les scientifiques ont le devoir de diffuser leurs connaissances et de contrôler l'acceptable, par un dialogue organisé avec les citoyens. .

 

Résumé de la conférence donnée à Agropolis-Museum le 14 Mars 2001 par :

Louis Malassis 
Président fondateur d'Agropolis et d'Agropolis-Museum

 

Bibliographie

(1) Jean Delumeau , La Peur en Occident, XIV-XVIIIe siècles, Fayard, 1978, 485 p.
(2) Louis Malassis , Les Trois Ages de l'Alimentaire, Cujas, 1997, 2 tomes. 
(3) Jean Blancou, Histoire de la surveillance des maladies transmissibles, OIE, 
Paris, 2001. 
(4) Pierre Goubert, La vie quotidienne des paysans Français au XVIIIe siècle, 
Hachette, 1991, 319p.
(5) Ferdinand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, tome 2, A Colin, 1979.
(6) Marcel Lachiver, Les années de misère, la famine au temps du grand roi, 
Fayard, 1991, 573 p.
(7) Emmanuel Leroy-Ladurie, Les Paysans du Languedoc, Flammarion, 1969, 383p
(8) 1933, L'année noire, Témoignages sur la famine en Ukraine, 
Albin Michel, 2001, 488p. 
(9) Claude Allègre, Dieu et la Sience, Fayard, 1997, 302 p;
(10) Jean Marie Pelt, La terre en héritage, Fayard, 2 000, 278 p.
(11) Claude Fischler, L'Homnivore, Odile Jacob, 1990. 
(12) Eric Laurent, Le grand mensonge, (Le Figaro Magazine,17 02 01).
(13) Louis Malassis, La longue marche du paysan, (à paraître aux ed..Fayard).

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