RESURGENCE DE LA CULTURE POPULAIRE
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a culture des masses populaires est une invention récente. Non pas la création impromptue dhistoriens partis à la recherche de sujets originaux, mais la découverte dune Atlantide ignorée. Car elle est une vaincue de lhistoire. Brisée par une révolution culturelle de grande ampleur, entre la fin du Moyen Age et lépoque contemporaine, elle na laissé, comme tous les vaincus, que peu de traces. Encore celles-ci furent-elles fréquemment déformées ou mutilées par les triomphateurs, tout comme lempereur romain Auguste ternit systématiquement la gloire dAntoine, son rival malheureux. IL était dailleurs aisé de procéder à une telle mutilation, puisque la culture populaire était essentiellement orale, alors que ses adversaires maniaient l arme redoutable de lécriture.
Ces constatations ne permettent pourtant pas dexpliquer complètement pourquoi elle restera enterrée, jusquaux décennies les plus récentes, dans les oubliettes de lhistoire. Après tout, Antoine est assez bien connu des spécialistes, malgré les efforts dAugustes ! Il faut donc croire que sajoutait aux difficultés de létude un profond discrédit, ou un total désintérêt pour le sujet. Référence doit être faite, pour comprendre ce petit mystère, à lidée, banale, que lhistoire est fille de son temps, cest-à-dire quelle choisit ses objets en fonction des problèmes du présent plus que du passé. Or depuis lépoque du Roi-Soleil, au moins, jusquà nos jours, en passant par lexaltation de la civilisation française des Lumières et par le XIXe siècle bourgeois, un mouvement domine la vie de notre pays. Mouvement qui est celui du pouvoir centralisateur, quels que soient les régimes. Depuis plus de trois cents ans, les faits comme les idées donnent raisons aux monarques absolutistes dans leur lutte contre les forces du désordre, de lanarchie, de la féodalité. Lhistoriographie, en particulier au XIXe et au début du XXe siècle, porta laccent sur cet aspect unificateur, et nétudia généralement la civilisation ou la culture française que sous cet angle, négligeant pour lessentiel linfinie diversité des mondes populaires ou des cultures régionales. En fait, lhistorien reflétait purement et simplement lattitude des couches dirigeantes et des lettrés dOccidents, fiers de leur civilisation supérieure. Jugés à laune de celles-ci les peuples du monde faisaient assez piètre figure. Lexpansion coloniale amenait pourtant à les côtoyer de plus en plus, à les étudier, avec parfois un peu de commisération. Et, à mon sens, leffort de Gordon W. Hewes pour classer les groupes humains peuplant la terre vers les années 1500 témoigne de cette attitude européocentriste. Il distingue 76 types, depuis les groupements « primitifs » jusquau véritables civilisations, en passant par ces civilisations incomplètes que sont les « cultures » (cf. P. Chaunu, Conquête et exploitation des nouveaux mondes, Paris, 1969, p. 364-369).
Un semblable regard ethnographique ne pouvait évidemment sappliquer à la description dun pays comme la France. Celle-ci, au même titre que ses voisins « évolués », constituait le modèle de référence. Il ne pouvait être question de dévaloriser ce modèle en mettant en valeur les énormes différences qui existaient entre la vie des masses et celle des élites. Et puis, les savants nétaient guère attirés par lévocation de ce monde populaire, auquel ils nappartenaient généralement ni de cur ni desprit, ni par leurs origines ni par leur culture.
Lévolution en ce domaine, comme en dautres, vint du grand ébranlement culturel consécutif aux guerres mondiales. On peut dire, en schématisant à outrance, que lévolution rapide du monde occidental, surtout depuis le milieu du XXe siècle, brisa bien des certitudes. Crises économiques mondiales, décolonisation, instauration du communisme dans une partie de la planète, montée sur la scène internationale des pays du tiers monde Notre époque est bien celle des remises en question ! En matière historique, le regard se déplaça tout naturellement de la description des moments déquilibre _ le siècle classique, par exemple _ à ceux de crise de mutation. Les humbles du passé envahirent la scène, anonymement dabord, dans les graphiques des économistes puis des démographes. Les sciences humaines se firent sensibles aux différences. Sociologie et ethnologie, en particulier, sintéressent aux majorité autrefois silencieuses et aux peuples dits « primitifs », en respectant désormais, en tentant de comprendre de lintérieur, les problèmes que ces groupes se posaient. Le concept schématique de « civilisation » céda la place à la notion des niveaux de culture. On se rendit compte nettement quexistaient, même au siècle de Voltaire et de Rousseau, des strates et des conflits culturels, au sein dun ensemble tel que la France. La culture populaire, entre autres, était née, puisquelle devenait un objet détude, après la répression et le grand silence qui sétaient abattus sur elle au temps de la centralisation triomphante. Après tout, les époques écrivent lhistoire quelles méritent. La nôtre, dans le grand tohu-bohu de ce qui pourrait-être une fin de civilisation, voit reparaître ce qui avait été réprimé. En ce sens, la fin du XXe siècle est comparable, toutes proportions gardées et lhistoire ne se répète pas au temps de la Réforme, de lHumanisme et des Grandes Découvertes. Peut-être parce que justement, les solutions appliquées durant des siècles pour juguler ce qui fut une grande crise de lEurope chrétienne ne sont plus valables aujourdhui ? Loin de moi lidée de découvrir lavenir dans les brumes du passé. Je note simplement que reparaissent, sous des formes totalement nouvelles, les principaux problèmes que se posèrent les contemporains de Luther, dErasme et de François 1er. Revendications régionalistes, crise des valeurs établies, crise de la foi, crise de la famille, problème de pouvoir, et tant dautres questions, nous rapprochent en effet de ces hommes disparus. Jusquà lautogestion, cette doctrine nouvelle , que vivaient, sous une tout autre forme, les populations surtout paysannes de la fin du Moyen Age, avant que ne croisse la puissance de lEtat. En somme, les nouveaux objets des sciences humaines témoignent, que les chercheurs en soient ou non pleinement conscients, dune curiosité intéressée. Nul historien, dirai-je, nest un simple observateur du passé. Son temps lui impose des choix et des sujets. Son objectivité se limite à lexhumation et à la présentation honnête des sources quil utilise. Puis vient linterprétation, éminemment subjective quant à elle, qui se fait en fonction de son équation personnelle mais aussi par rapport aux problèmes du présent, de son présent.